Le monde des émotions
Extraits du livre de Jean Claude AMEISEN : Sur les Epaules de Darwin – Je t’offrirai des spectacles admirables.
Vibrer au rythme des émotions qu’impriment en nous les expériences nouvelles.
Ressentir les émotions qui nous animent, et qui rendent si vive notre sensation d’exister.
A la fin du XIXe s, en 1890, dans un livre intitulé Les Principes de psychologie, le philosophe, médecin et psychologue William James, propose que nos émotions sont des états mentaux qui nous permettent de ressentir, de vivre consciemment, certains états de notre corps.
En 2013, 123 ans plus tard, dans un article publié dans Nature Reviews Neuroscience, les chercheurs Antonio Damasio et Gil Carvalho reprennent et développent cette idée à la lumière des avancées récentes en neurosciences et des recherches sur l’évolution du vivant.
Nos émotions et nos états affectifs, disent-ils, sont les premières manifestations de vie mentale qui apparaissent dans notre conscience, sous la forme d’une représentation des besoins et de l’état de fonctionnement de notre corps en train de se construire, aux tout premiers temps de notre existence. […]
Ressentir, vivre mentalement certains états de son corps serait la première manifestation de la conscience dans le monde vivant.
Darwin considérait que ce qu’il y avait de plus commun sur le plan mental entre nous et la plupart des animaux était la capacité de ressentir, d’exprimer et de partager des émotions.
La faim, la soif, la douleur, le mal-être, la peur, la colère, disent Damasio et Carvalho, de même que le plaisir et le bien-être, sont des expériences mentales qui traduisent des états particuliers, présents ou à venir, du fonctionnement de notre corps.
Des expériences subjectives qui nous permettent de faire une expérience consciente de certains états de notre corps.
Et le fait que ces états de notre corps parviennent à notre conscience augmente considérablement notre capacité à y répondre – notre capacité d’adaptation aux changements permanents qui surviennent en nous et autour de nous.
Nos émotions, nos états affectifs, nous parlent de nous dans un langage d’avant les mots.
Un langage intime, qui n‘est pleinement accessible qu’à nous-mêmes – que nous pouvons communiquer à d’autres, mais indirectement et incomplètement, par l’intermédiaire de nos gestes, des expressions de notre visage, par notre regard, notre voix, et par nos paroles, une fois que nous avons appris à parler.
Ces états émotionnels que nous ressentons profondément ont le plus souvent pour nous une signification évidente – soit positive, une sensation de bien-être, de plaisir, de joie, soit négative, une sensation de mal-être, de souffrance ou de peur.
Nous cherchons habituellement à revivre ces états affectifs positifs, et nous cherchons à éviter de revivre ces états affectifs négatifs. Les premiers ont sur nous un effet attractif, comme des aimants. Les seconds ont un effet répulsif.
Et ainsi nos émotions ne sont pas uniquement des expériences subjectives conscientes de notre état actuel, mais aussi des projections dans le futur, des préfigurations, en nous, d’un état à venir que nous souhaitons atteindre ou que nous voulons au contraire éviter.
Et ces fictions que nous ressentons, ces expériences mentales dont nous faisons l’expérience consciente, se traduisent à leur tour par une modification de l’état de fonctionnement de notre corps.
Nos émotions et nos états affectifs qui leur sont liés, sont l’une des manifestations les plus profondes du lien intime et indissociable qui unit ce que nous appelons notre corps et ce que nous appelons notre esprit.
Et si nous abandonnons toute vision dualiste qui tend à séparer le corps de l’esprit – si nous abandonnons ce qu’Antonio Damasio nomme l’erreur de Descartes – et que nous adoptons la vision de Baruch Spinoza pour qui le corps et l’esprit sont une même chose, vue sous deux angles différents, alors nos émotions peuvent être considérées à la fois comme des manifestations de notre corps et comme des manifestations de notre esprit.
Et c’est ce que dit de la douleur le neurologue, chercheur en neurosciences et psychanalyste, Nicolas Danziger dans son beau livre Vivre sans la douleur ?
Nécessaire et insensée, protectrice et cruelle, tragiquement actuelle et cependant profondément ancrée dans le passé de la personne et de l’évolution, la douleur se révèle, dans sa violence et son mystère, comme la marque même du vivant.
Elle ne traduit pas littéralement l’état du corps, elle se reconstruit, elle est interprétation. Seule une expérience centrée sur l’intime des personnes qui le ressentent peut l’éclairer. La perception douloureuse n’existe pas en dehors de celui qui l’éprouve.
Emotion – littéralement ce qui nous meut.
Le désir, qui nous permet de ressentir à l’avance les états affectifs que nous espérons vivre ou revivre. Et la peur, qui nous permet de ressentir à l’avance les états affectifs que nous ne voulons pas vivre ou revivre.
Et ainsi, nous vivons dans le moment présent, à la fois dans notre corps et dans notre esprit, des préfigurations d’expériences futures que nos souvenirs nous permettent de nous représenter, mais qui sont encore des fictions au moment où nous les vivons.
Le désir et la peur sont des états de notre corps et de notre esprit qui sont en chemin, en voyage, entre le déjà plus et le encore à venir, entre notre passé et l’un de nos futurs possibles, entre nos souvenirs et notre anticipation de l’avenir.
Nous remarquons très vite, dès notre petite enfance, dit le psychanalyste et écrivain *Adam Philips, et c’est peut-être même la première chose que nous remarquons, que nos besoins sont toujours potentiellement susceptibles de rester sans réponse.
Nous voulons soudain, bébé, que notre mère nous donne la tétée, nous pleurons, nous appelons, mais il arrive qu’elle tarde.
Et parce que l’ombre de cette possibilité de ne pas obtenir ce que nous voulons est toujours présente, nous apprenons à prendre de la distance par rapport à nos besoins, c’est-à-dire que nous apprenons à appeler nos besoins des souhaits. Et nous apprenons ainsi à vivre dans un lieu indéterminé qui est situé quelque part entre la vie que nous vivons et les vies que nous aimerions vivre, et nos vies deviennent ces doubles vies que nous ne pouvons nous empêcher de vivre.
C’est le dernier livre d’Adam Philips, Missing out. In praise of the unlived life [Ce qui manque. Une célébration de la vie non vécue], qui a été traduit en français sous le titre La meilleure des vies.
Il y a toujours, dit Adam Philips, ce qui deviendra la vie que nous menons, et la vie qui l’accompagne, la vie parallèle, qui n’est en fait jamais advenue, mais que nous vivons dans notre esprit. Nous ne pouvons imaginer nos vies sans les vies non vécues qu’elles contiennent.
Et ainsi, nos vies sont aussi définies par une perte, mais par la perte de ce qui aurait pu avoir lieu – la perte, en d’autres termes de ce dont nous n’avons jamais fait l’expérience.
Nos désirs et nos craintes, notre projection émotionnelle et affective dans le futur à partir de nos expériences passées, dit Adam Philips, dessinent en nous en permanence des vies que nous n’avons pas réellement vécues mais que nous avons ressenties, dont nous avons mentalement fait l’expérience.
[…]
Depuis une dizaine d’années des éthologues ont développé plusieurs approches pour tenter d’évaluer les émotions chez des animaux qui nous sont proches – des primates non humains, d’autres mammifères – et chez certains de nos cousins plus éloignés, les oiseaux.
Ces approches sont fondées sur une application à ces animaux des résultats d’études qui ont mis en évidence, chez nous, un phénomène lié aux effets de nos états émotionnels sur nos décisions, nos choix. Un phénomène qui a été appelé un biais cognitif. La plupart de nos décisions et de nos choix sont orientés, biaisés, par nos états émotionnels et affectifs.
Imaginons que nous soyons placés devant une situation ambiguë, incertaine, et que nous devions décider de nos engager plus avant ou de nous abstenir. Cette situation est ambiguë, incertaine, parce que nous ne pouvons déterminer si elle annonce un événement agréable ou désagréable.
Elle possède certaines des caractéristiques dont nous avons appris qu’elles précèdent habituellement la survenue d’un évènement agréable, mais aussi certaines des caractéristiques dont nous avons appris qu’elles précèdent habituellement la survenue d’un évènement désagréable.
Les études indiquent que, lorsque nous nous trouvons dans cette situation incertaine, notre état émotionnel va influer, orienter, biaiser notre décision de nous engager plus avant ou de nous abstenir.
Si nous sommes inquiets ou anxieux, ou que nous venons de subir un traumatisme, cet état émotionnel aura tendance à nous rendre pessimistes, à nous faire voir le mauvais côté de la situation et considérer que cette situation présente surtout des dangers et qu’il vaut mieux ne prendre aucun risque.
En revanche, si nous sommes plutôt heureux, ou tout du moins sereins et détendus, cet état émotionnel aura tendance à nous rendre optimistes, à nous faire voir le bon côté de la situation et considérer qu’il vaut mieux prendre le risque.
[…]
Vivre des émotions ne signifie pas obligatoirement être conscients de nos émotions.
Notre cœur peut s’accélérer et nos mains devenir moites sans que nous le réalisions, et ces réactions émotionnelles peuvent, sans que nous en soyons conscients, influer sur nos décisions, et nous faire changer de comportements.
[…]
Emotion et raison – ressentir et comprendre – inconscient et conscience – sont intimement liés.
Mais, une fois que nous devenons pleinement conscients des représentations et des décisions qui ont confusément émergé en nous, cette appropriation permet alors la réflexivité, le retour sur nous-mêmes, une réflexion, un raisonnement et des opérations mentales beaucoup plus riches, qui nous permettent d’adopter des choix et des comportements plus élaborés encore.
Les avancées des sciences changent les représentations que nous nous faisons intuitivement de nous-mêmes. Et une partie de ce qui nous paraissait évident, allant de soi, devient plus mystérieux.
La science efface l’ignorance d’hier et révèle l’ignorance d’aujourd’hui, dit le physicien David Gross. Ce qui n’est pas entouré d’incertitude ne peut être la vérité, disait le physicien Richard Feynman.
La recherche nous suggère que nous sommes en permanence en train d’émerger, de nous réinventer, toujours en train de naître, toujours inachevés.
Les émotions sont notre boussole, di Frans de Waal.
Il n’y a pas de véritable choix rationnel sans participation des émotions, disait Antonio Damasio, dans son livre L’erreur de Descartes. Les émotions, la raison et le cerveau humain.
Et, si certaines de nos décisions rationnelles peuvent être influencées par des émotions qui nous sont demeurées, un temps, inconscientes, alors les études qui mettent en évidence les phénomènes de biais cognitifs – l’effet des émotions sur nos choix et sur les choix de nos cousins non humains – n’impliquent pas obligatoirement que ces émotions sont perçues consciemment.
« Rien ne devient jamais réel tant qu’on ne l’a pas ressenti. »
John Keats, Letters